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Du chaos à l’ordre : d’un polygone aléatoire à une ellipse

En partant d’un simple polygone aux sommets aléatoires, on applique toujours la même règle : relier les milieux des côtés pour former un nouveau polygone. En répétant cette transformation, la figure semble peu à peu s’organiser, et les sommets convergent vers une ellipse inclinée. Cette expérience, à la fois visuelle et mathématiquement profonde, révèle comment l’ordre émerge naturellement du chaos.

Idée générale.
On remplace chaque sommet par le milieu du côté suivant. Cette opération, itérée encore et encore, régularise progressivement le polygone, jusqu’à faire apparaître une figure proche d’une ellipse. Le phénomène repose sur l’action répétée d’une matrice circulante.

1. Expérience géométrique : définition rigoureuse

On fixe un entier \(n\ge 3\) et un polygone initial \[ P^{(0)} = \big(M^{(0)}_1, M^{(0)}_2, \dots, M^{(0)}_n\big), \] dont les sommets sont choisis aléatoirement dans le plan.

Construction d’une itération.
À partir du polygone \[ P^{(k)} = \big(M^{(k)}_1, \dots, M^{(k)}_n\big), \] on définit le polygone suivant en prenant les milieux successifs des côtés : \[ M^{(k+1)}_i = \frac{M^{(k)}_i + M^{(k)}_{i+1}}{2}, \qquad M^{(k)}_{n+1} = M^{(k)}_1. \] Il y a exactement \(n\) côtés, donc \(n\) milieux et le polygone conserve exactement le même nombre de sommets à chaque étape.

On observe expérimentalement que :

  • le polygone devient plus convexe ;
  • la forme se lisse ;
  • les sommets semblent s’aligner peu à peu sur une ellipse inclinée.

Pour visualiser la forme limite (une ellipse), on ajoute deux opérations standard : un recentrage sur le centroïde et une normalisation pour éviter la contraction vers un point.

2. Animation interactive : naissance de l’ellipse

Utilisez les commandes ci-dessous : choisissez un nombre de sommets, générez un nouveau polygone, puis faites Démarrer / Pause. L’ellipse apparaît progressivement.

Étapes : 0
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Astuce : Essayez 150 sommets, activez “mode lent” et laissez tourner : l’ellipse apparaît merveilleusement bien.

3. Pourquoi une ellipse ? Analyse matricielle

L’opération « milieu du côté » correspond à la multiplication par une matrice circulante \(A\) de taille \(n\), dont les valeurs propres sont explicitement connues :

  • la valeur propre dominante (module 1) correspond au centroïde ;
  • un couple de valeurs propres complexes conjuguées (de module légèrement inférieur à 1) agit comme une rotation + contraction sur un plan invariant ;
  • les autres valeurs propres ont un module bien plus petit et disparaissent.
Définitions mathématiques (avec traduction anglaise) et exemples.

Matrice circulante (circulant matrix) : Matrice carrée dont chaque ligne est obtenue en décalant circulairement la précédente. Une matrice circulante d’ordre \(n\) possède la forme : \[ C = \begin{pmatrix} c_0 & c_1 & c_2 & \dots & c_{n-1} \\ c_{n-1} & c_0 & c_1 & \dots & c_{n-2} \\ \vdots & & \ddots & & \vdots \\ c_1 & c_2 & \dots & c_{n-1} & c_0 \end{pmatrix}. \]

Exemples :

1) Matrice circulante modélisant la prise du milieu (averaging matrix) pour un polygone à 5 sommets : \[ A = \frac{1}{2} \begin{pmatrix} 1 & 1 & 0 & 0 & 0 \\ 0 & 1 & 1 & 0 & 0 \\ 0 & 0 & 1 & 1 & 0 \\ 0 & 0 & 0 & 1 & 1 \\ 1 & 0 & 0 & 0 & 1 \end{pmatrix}. \] Chaque ligne contient un « 1/2 » sur la diagonale et un « 1/2 » sur l’élément suivant (avec retour au début).

2) Matrice circulante discrète des dérivées finies (discrete derivative matrix) : \[ D = \begin{pmatrix} -1 & 1 & 0 & \dots & 0 \\ 0 & -1 & 1 & \dots & 0 \\ \vdots & & \ddots & \ddots & \vdots \\ 0 & \dots & 0 & -1 & 1 \\ 1 & 0 & \dots & 0 & -1 \end{pmatrix}. \] Elle encode l’opération \(f(i+1)-f(i)\) sur un cercle discret.

3) Matrice circulante de convolution (circular convolution matrix) : Si l’on “applique un filtre” \( (a_0, a_1, a_2) \) sur une suite périodique, on obtient la circulante : \[ C = \begin{pmatrix} a_0 & a_1 & a_2 \\ a_2 & a_0 & a_1 \\ a_1 & a_2 & a_0 \end{pmatrix}. \] (Très utilisée en traitement du signal.)


Valeur propre (eigenvalue) : Nombre complexe \( \lambda \) tel qu’il existe un vecteur non nul \(v\) vérifiant \[ A v = \lambda v. \]

Vecteur propre (eigenvector) : Vecteur \(v\neq 0\) satisfaisant \(A v = \lambda v\).

Sous-espace invariant (invariant subspace) : Sous-espace \(E\) tel que \(A(E)\subseteq E\).

Méthode de la puissance (power method) : Algorithme qui amplifie la direction du vecteur propre associé à la valeur propre dominante.

Normalisation (normalization) : Réduction à une échelle fixe (par ex. rayon maximal = 1).

Recentrage (centering) : Soustraction du centroïde afin de placer le polygone autour de l’origine.

Idée centrale.
Après recentrage et normalisation, la dynamique se réduit à un plan invariant associé au couple de valeurs propres complexes. La trajectoire des sommets dans ce plan devient elliptique.

4. Le théorème d’Elmachtoub & van Loan (2010)

Théorème (version simplifiée).
Après un nombre suffisamment grand d’itérations, les sommets d’un polygone recentré et normalisé convergent vers une ellipse. Cette ellipse est déterminée par le sous-espace propre complexe correspondant à la deuxième valeur propre en module de la matrice circulante d’averaging.

5. Quelques éléments d’histoire des mathématiques

  • Années 1970–1980
    Les itérations géométriques sont étudiées dans plusieurs travaux de Philip J. Davis, ouvrant la voie à la régularisation des polygones.
  • 1981
    Davis & Hersh publient The Mathematical Experience. Ils décrivent visuellement ce phénomène surprenant : « du chaos apparaît une ellipse ».
  • 2010
    Elmachtoub & van Loan publient From Random Polygon to Ellipse: An Eigenanalysis, apportant l’explication linéaire complète via les valeurs propres.
  • Années 2010+
    Le phénomène devient populaire grâce aux animations interactives (notamment Jason Davies) et aux applications en algèbre linéaire.

6. Ressources

Références :
  • P. J. Davis & R. Hersh — The Mathematical Experience, 1981.
  • A. Elmachtoub & C. van Loan — From Random Polygon to Ellipse, 2010.
  • Animation inspirée de la démonstration de Jason Davies.

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