ORESME Nicole ou Nicolas
Né vers 1320 dans le village d'Allemagne (Fleury sur Orne, CP 14 123), près de Caen, mort à Lisieux le 11 juillet 1382, France.
1. Introduction
(Source : manuscrit Traité de l’espère (BnF, Fr. 565, f. 1r), Bibliothèque nationale de France).
Nicolas (ou Nicole) Oresme (vers 1325–1382) est l’une des figures majeures de la pensée scientifique médiévale. Philosophe, théologien, économiste, astronome et mathématicien, il fut également évêque de Lisieux et conseiller du roi de France Charles V.
En mathématiques, on lui doit plusieurs avancées remarquables :
- la première preuve connue de la divergence de la série harmonique \(1 + \dfrac12 + \dfrac13 + \dfrac14 + \dots\), par une méthode de regroupement des termes aujourd’hui très proche du test de condensation de Cauchy ;
- l’usage systématique de graphes rectangulaires pour représenter des grandeurs (intensité en fonction d’une “longueur”), ce qui en fait un véritable précurseur de la géométrie analytique ;
- l’introduction et l’étude des exposants fractionnaires, avec des règles de calcul telles que \((x^p)^q = x^{pq}\), et des tentatives d’extension aux exposants irrationnels comme \(\sqrt{2}\).
Plus de deux siècles avant Descartes, Oresme construit des représentations graphiques proches des coordonnées cartésiennes et manipule des puissances à exposants fractionnaires, tout en donnant la première preuve de la divergence de la série harmonique.
2. Repères biographiques sur Nicolas Oresme
Nicolas Oresme naît vraisemblablement vers 1325 à Fleury-sur-Orne, près de Caen, en Normandie. Il étudie à Paris, au Collège de Navarre, l’un des centres intellectuels les plus importants de l’Europe médiévale. Il y devient maître en théologie et y enseigne la philosophie naturelle (physique au sens aristotélicien), les mathématiques et l’astronomie.
Son parcours le mène ensuite à la cour de Charles V, dit “le Sage”, dont il devient un conseiller proche. Oresme traduit en français plusieurs œuvres d’Aristote (par exemple Éthique à Nicomaque, Politique, De caelo), en y ajoutant des commentaires originaux.
En 1377, il est nommé évêque de Lisieux, fonction qu’il occupe jusqu’à sa mort en 1382. Ses écrits couvrent l’astronomie, la critique de l’astrologie, l’économie monétaire, la musique, et bien sûr les mathématiques.
En savoir plus sur le contexte intellectuel du XIVe siècle
Oresme appartient au courant des calculatores d’Oxford et de Paris, qui développent une approche quantitative et mathématisée de la philosophie naturelle. Avec ses contemporains (Bradwardine, Swineshead, etc.), il contribue à faire passer certaines questions physiques (vitesse, mouvement, intensité d’une qualité) du langage purement qualitatif à un traitement géométrique et numérique.
3. Oresme, précurseur de la géométrie analytique
L’une des contributions les plus modernes d’Oresme se trouve dans son Tractatus de configurationibus qualitatum et motuum. Il y introduit une représentation graphique où l’on associe, à chaque point d’un segment (la longitudo), une hauteur représentant l’intensité d’une “qualité” (la latitudo) : température le long d’une tige, vitesse en fonction du temps, etc.

De latitudinibus formarum, 1486
Ces “configurations” sont en fait des graphes en coordonnées rectangulaires : l’horizontale représente la variable “indépendante” (temps, position, etc.) et la verticale la variable “dépendante” (intensité, vitesse, température…). Dans plusieurs passages, Oresme considère explicitement des configurations linéaires (intensité croissant régulièrement) qui correspondent, pour nous, à une droite d’équation affine.
Lorsqu’Oresme décrit une qualité dont l’intensité augmente régulièrement le long d’un segment, il considère une configuration dont les hauteurs sont alignées sur une droite. En langage moderne, cela revient à dire que l’intensité est donnée par une relation du type \( y = ax + b \). On peut ainsi le considérer comme l’un des précurseurs de la géométrie analytique, bien avant Descartes.
Détails : lecture moderne d’une configuration linéaire
Considérons un segment horizontal représentant le temps, allant de \(t = 0\) à \(t = T\). Pour chaque instant \(t\), Oresme imagine une hauteur représentant la vitesse à cet instant. Si la vitesse est constante, toutes les hauteurs sont égales : on obtient un rectangle. Si la vitesse croît régulièrement, les hauteurs sont proportionnelles à \(t\), et l’enveloppe forme un triangle rectangle.
Dans notre langage moderne, cela revient à dire : \[ v(t) = a t + b, \] ce qui est précisément une droite dans un repère \((t, v)\). Le fait de manipuler ces figures et de les comparer le rapproche fortement de ce que sera, au XVIIe siècle, la géométrie analytique.
4. La démonstration d’Oresme de la divergence de la série harmonique
Oresme est crédité de la première preuve rigoureuse de la divergence de la série harmonique :
\[ 1 + \frac12 + \frac13 + \frac14 + \frac15 + \cdots \]
Son idée consiste à regrouper les termes par blocs dont la somme est toujours au moins \(\dfrac12\). On obtient ainsi une nouvelle écriture de la série où l’on voit que la somme dépasse successivement \(1\), \(1 + \dfrac12\), \(1 + \dfrac12 + \dfrac12\), etc., et ne peut donc pas converger.
La série harmonique \( \displaystyle \sum_{n=1}^{\infty} \frac1n \) est divergente : ses sommes partielles peuvent dépasser toute valeur donnée.
On réécrit la série en regroupant certains termes : \[ 1 \;+\; \frac12 \;+\; \left(\frac13 + \frac14\right) \;+\; \left(\frac15 + \frac16 + \frac17 + \frac18\right) \;+\; \left(\frac19 + \cdots + \frac1{16}\right) \;+\; \dots \]
- Le premier terme vaut \(1\).
- Le deuxième terme vaut \(\dfrac12\).
- Dans le bloc \(\dfrac13 + \dfrac14\), chaque terme est \(\geq \dfrac14\), donc la somme est \(\geq 2 \times \dfrac14 = \dfrac12\).
- Dans le bloc \(\dfrac15 + \dfrac16 + \dfrac17 + \dfrac18\), chaque terme est \(\geq \dfrac18\), donc la somme est \(\geq 4 \times \dfrac18 = \dfrac12\).
- Dans le bloc suivant, de \(\dfrac19\) à \(\dfrac1{16}\), il y a 8 termes, chacun \(\geq \dfrac1{16}\), donc la somme est \(\geq 8 \times \dfrac1{16} = \dfrac12\).
À chaque nouveau bloc, on additionne au moins \(\dfrac12\). Les sommes partielles dépassent donc successivement \[ 1,\quad 1 + \frac12,\quad 1 + \frac12 + \frac12,\quad 1 + \frac12 + \frac12 + \frac12,\ \dots \] On peut ainsi atteindre n’importe quelle valeur, ce qui montre que la série ne converge pas.
\(\boxed{\text{La série harmonique est divergente.}}\)
Comparaison avec la preuve “moderne” par intégrale
Dans une approche contemporaine, on compare souvent la série harmonique à l’intégrale \(\displaystyle \int_1^{+\infty} \dfrac1x\,dx\), qui diverge. Le résultat moderne est que, pour une fonction positive décroissante, la convergence de la somme \(\sum f(n)\) équivaut à celle de l’intégrale correspondante.
Oresme, lui, ne disposait pas encore du calcul intégral ; sa méthode par regroupement des termes est donc particulièrement ingénieuse pour le XIVe siècle, et annonce le test de condensation de Cauchy utilisé plus tard en analyse.
Pour une présentation détaillée et d’autres preuves de la divergence de la série harmonique, on pourra se reporter à la page Math93 consacrée à la série harmonique.
5. Oresme et les exposants fractionnaires (et irrationnels)
Dans des œuvres comme Algorismus proportionum et surtout De proportionibus proportionum, Oresme s’intéresse à la façon de composer des rapports et introduit, dans ce contexte, des expressions que l’on interprète aujourd’hui comme des puissances à exposants fractionnaires.
Oresme introduit des expressions qui correspondent, en notation moderne, à des puissances du type \( x^{\frac{m}{n}} \), et établit des règles de calcul pour ces puissances, bien avant la formalisation complète qu’en donneront les mathématiciens des XVIIe et XVIIIe siècles.
Parmi ces règles, on trouve notamment des formes équivalentes aux lois suivantes :
\[ x^m \cdot x^n = x^{m+n} \qquad\text{et}\qquad (x^p)^q = x^{pq}. \]
L’identité moderne \((x^p)^q = x^{pq}\) apparaît chez Oresme dans un langage de rapports de rapports. C’est un pas décisif vers une arithmétique des puissances qui ne se limite plus aux exposants entiers.
Tentative de définition des exposants irrationnels
Oresme ne se contente pas de considérer des exposants rationnels. Il tente d’étendre ses raisonnements à des exposants que nous appellerions aujourd’hui irrationnels, comme \(\sqrt{2}\). En notation moderne, cela reviendrait à vouloir donner un sens à \(x^{\sqrt{2}}\).
L’obstacle, pour un mathématicien du XIVe siècle, est l’absence de concept formel de limite et de continuité. Il est donc difficile de définir rigoureusement ce que signifie “élever un nombre à une puissance irrationnelle”. Oresme pressent l’importance du problème, mais ses tentatives restent incomplètes au regard de l’analyse moderne.
Il n’en demeure pas moins que sa démarche anticipe, de plusieurs siècles, le travail de mathématiciens comme Euler sur les puissances réelles et les fonctions exponentielles.
On peut donc légitimement considérer Oresme comme l’un des pionniers de la théorie des exposants : il manipule des puissances à exposants fractionnaires, utilise les règles de composition comme \((x^p)^q = x^{pq}\) et ouvre la voie à une extension vers les exposants irrationnels, même si celle-ci ne sera véritablement clarifiée qu’avec le développement de l’analyse réelle.
6. Autres contributions d’Oresme aux sciences
Au-delà de la géométrie des configurations, de la série harmonique et des exposants, Oresme a laissé des travaux marquants dans plusieurs domaines :
- Physique et cinématique : formulation d’un précurseur du “théorème de la vitesse moyenne” (mean speed theorem), qui annonce des résultats de la cinématique galiléo-newtonienne ;
- Astronomie : discussions sur la rotation de la Terre et la structure du cosmos, parfois étonnamment proches de points de vue modernes ;
- Musique : étude des rapports de fréquences et de l’harmonie, prolongeant la tradition pythagoricienne et boécienne tout en y apportant une analyse plus fine ;
- Économie : analyse du rôle de la monnaie, de la dévaluation et de la “juste valeur”, qui fait d’Oresme un des grands théoriciens économiques du Moyen Âge ;
- Critique de l’astrologie : dans son Livre de divinacions, il propose une critique rationnelle et théologique des prétentions de l’astrologie divinatoire.
Exemple : vitesse moyenne et aire sous la courbe
Dans le Tractatus de configurationibus qualitatum et motuum, Oresme interprète la “quantité totale” d’une qualité variable (par exemple la distance parcourue à vitesse variable) comme l’aire d’une configuration. Cette idée — interpréter une “somme” de valeurs comme une aire sous une courbe — est un ancêtre conceptuel de l’intégrale définie.
Lorsqu’il montre qu’un mouvement uniformément accéléré a la même distance parcourue qu’un mouvement uniforme à la vitesse moyenne, il anticipe ce qui sera formalisé plus tard sous le nom de théorème de la vitesse moyenne en cinématique.
7. Héritage et postérité
Pendant plusieurs siècles, l’œuvre d’Oresme reste relativement peu connue en dehors des cercles savants. Néanmoins, les historiens des mathématiques voient aujourd’hui en lui un maillon essentiel entre la tradition médiévale et la naissance des mathématiques modernes.
On peut résumer son héritage en quelques points :
- il donne la première preuve de la divergence de la série harmonique, ouvrant la voie à l’étude des séries infinies au-delà de la simple série géométrique ;
- il invente un langage graphique (configurations) qui anticipe la géométrie analytique et les représentations fonctionnelles ;
- il explore les exposants fractionnaires et irrationnels, préfigurant la théorie moderne des puissances réelles ;
- il contribue à l’idée que des phénomènes physiques (mouvement, chaleur, sons…) peuvent être modélisés mathématiquement et représentés par des courbes et des aires.
Pour toutes ces raisons, Nicolas Oresme mérite pleinement sa place parmi les grands noms de l’histoire des mathématiques, aux côtés de figures plus connues comme Descartes, Galilée ou Euler.
8. Sources et bibliographie
Sources historiques et études modernes (sélection) :
- MacTutor History of Mathematics, biographie de Nicole Oresme (University of St Andrews).
- Stanford Encyclopedia of Philosophy, article “Nicole Oresme”.
- M. Clagett, Nicole Oresme and the Medieval Geometry of Qualities and Motions.
- E. Grant, “Nicole Oresme and his De proportionibus proportionum”, Isis.
- Études modernes sur la preuve d’Oresme de la divergence de la série harmonique, et sur ses configurations (rectangular coordinates).
Les images utilisées (portraits, manuscrits, diagrammes) proviennent de bibliothèques numériques publiques (par exemple Bibliothèque nationale de France, bibliothèques universitaires) et de reproductions domaine public ou sous licence compatible.
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